LIVRES

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1. La musique linguistique de la réminiscence : le Ménon de Platon entre réinvention cratyléenne de la langue commune et réappropriation de l’ancienne langue parénétique (avec une préface en anglais d’Egbert Bakker, Yale University), Grenoble, Jérôme Millon (« Horos »), 2018 (à paraître)
La nouvelle lecture que je propose du Ménon part d’un double constat, l’un bien connu, l’autre moins : non seulement le nom du protagoniste Μένων correspond exactement à la forme de participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister », mais il s’avère encore que chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de « clusters » phonico-syllabiques de séquences μεν, μην, μον, μν, μαν. En étudiant la structure d’ensemble du dialogue, plusieurs fois réflexive sur elle-même, et en menant une analyse serrée des nœuds de sa mécanique dictionnelle, par-deçà le niveau logico-syntaxique de son argumentation, on parvient à montrer que ce tissage sonore s’inspirant (sans jamais la nommer ni la citer explicitement) de la diction caractéristique des élégies d’exhortation de Tyrtée, participe tout entier d’un processus de réinvention perpétuelle du dire soi-même et du dire ensemble, destiné à servir l’effort d’introspection anamnétique sans laquelle nulle connaissance n’est possible. Cela nous amène à formuler l’hypothèse d’un fondement linguistique de l’anamnèse platonicienne et à considérer cette dernière comme une véritable expérience initiatique au cœur d’un langage ré-accordé à lui-même et à ses locuteurs – c’est-à-dire rendu à sa propre connaturalité (συγγενής), où réside toute la puissance intercommunicationnelle et cognitive qui est la sienne et qui ne présuppose pas la contemplation des Idées.
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2. Alcméon de Crotone. « Traité scientifique » en prose ou λόγος poético-médical ? (Nouvelle édition traduite des fragments, accompagnée du texte et de la traduction des témoignages de l’édition Diels-Kranz), Paris, Vrin (« Bibliothèque d’Histoire de la philosophie »), 2018 (à paraître)
Ce que le présent ouvrage propose, c’est une véritable édition nouvelle des fragments d’Alcméon, pour la première fois identifiés comme authentiquement poétiques (c’est-à-dire métrico-rythmiques), avec une traduction française, et avec le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Grâce à une relecture sonore et rythmique des fragments citationnels (ou verbatim) de ce savant – jusque-là considéré comme le premier « philosophe-médecin » proche du milieu pythagoricien alors florissant à Crotone au VIe siècle a. C. – l’analyse conduit à une réinterprétation énonciative de l’incipit (fr. 24 B 1 DK) qui autorise une réévaluation de la force pragmatique de son discours et permet de suggérer une performance orale à la fois politique et savante. La mise en évidence d’une authentique expertise poétique permet de reprendre à nouveaux frais la question de la soi-disant obscurité des incipit savants de l’époque archaïque et de nuancer la dichotomie tranchée entre deux sortes de commencements liés à deux sortes de publics, l’un large et communautaire, l’autre élitiste et confidentiel.
Sans jamais perdre de vue les données contextuelles dont nous disposons, ce que la pratique intra-linguistique d’une philologie phonico-pragmatique peut espérer montrer pour la première fois, c’est qu’Alcméon fut un véritable poète-médecin pour qui le rythme du discours importait autant que son contenu pour la simple raison qu’il devait représenter, à ses yeux, l’une des « puissances constituantes » (dunameis) de son savoir médical.
L’identification d’une structure à quatre vers, quasi-strophique, dans un incipit considéré depuis toujours comme purement prosaïque, conduit le plus naturellement à proposer une nouvelle édition des fragments d’Alcméon qui mette clairement en évidence la cohérence de leur facture rythmique. Étant seules concernées les citations qu’on peut légitimement considérer verbatim, cette édition se doit de distinguer ces dernières des autres fragments qui lui sont attribuables. Ainsi propose-t-on, d’un côté les fragments rythmiques aisément détachables de leur contexte (notés F), de l’autre les fragments paraphrastiques qui sont si étroitement insérés dans le discours de l’auteur-source qu’ils n’en sont pas syntaxiquement isolables (notés Fp).
Afin d’offrir une vision cohérente de l’œuvre alcméonienne, il ne pouvait être question de désolidariser les fragments de forme métrique du riche ensemble qui nous est parvenu et qui nous permet de mesurer l’étendue polymathique du savoir bio-physiologique d’Alcméon. C’est la raison pour laquelle on a choisi de joindre le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Ni « traité » en prose, ni « poème », le discours poético-médical d’Alcméon se révèle finalement précieux pour ce qu’il nous enseigne : les savants de l’époque pré-platonicienne étaient avant tout autre chose de véritables experts de la langue sous ses divers aspects – lexical, morpho-sémantique, phonico-syllabique et fondamentalement rythmique – parce que dans le régime d’oralité sonore qui était alors celui de la Grèce ancienne, l’expérience du monde et de la réalité des choses passait nécessairement par l’expérience totale de la langue.

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3. Tyrtée et Kallinos. La diction des anciens chants parénétiques (édition, traduction et interprétation), Paris, Classiques Garnier (« Kainon »), 2017
La singularité et la fonction holoparénétique particulièrement efficace des fragments de Tyrtée et de Kallinos, trop longtemps négligées par une tradition philologique étroitement homérocentrée, imposaient d’elles-mêmes que l’on revienne sur le texte de ces deux poètes-savants du VIIe siècle a. C. et, pour ce faire, que l’on s’en tienne à la lettre des manuscrits sans d’entrée de jeu s’en offusquer, et que l’on étudie pour elle-même, en ses profondeurs linguistiques, la diction qui fut la leur et qui pour la première fois, concomitamment à Archiloque, usa du mètre élégiaque. Or, outre que le fonctionnement dialectal et rythmique de leurs fragments se révèle plus fluctuant qu’il n’y paraît, leur organisation intrinsèquement « stanzaïque » reposant sur des systèmes d’échos plus phoniques que lexicaux, ainsi que l’usage répétitif de la forme rythmiquement marquée des participes moyens-passifs en -μένος/-(ό)μενος, sont deux traits qui nous fondent à penser que c’est un « rythme sonore », ou plus précisément « phonico-pragmatique », qui devait en être le moteur. Aussi est-ce pourquoi, puisqu’on reconnaît de plus en plus unanimement au Cratyle (dialogue éminemment poiétique de Platon) un savoir linguistique aussi fiable que véritable, j’ai cherché à travers lui une méthode qui permette d’appréhender un tel état de langue. Le parcours herméneutico-philologique qui en découle, mené à l’intérieur d’un système de correspondances phonico-syllabiques centré sur le radical du verbe μένω « rester, tenir bon », permet de se frayer un chemin dans la dimension intra- et infra-linguistique de la diction parénétique de Tyrtée et de Kallinos afin de mieux comprendre les raisons et la nature d’une efficacité qui hérite à l’évidence de traditions non narratives.
Mots-clés : élégie archaïque ; savoirs archaïques ; diction parénétique ; linguistique ; grammaire historique ; (phonico)-pragmatique ; deixis ; efficacité du langage ; philologie herméneutique ; rythme ; performance poétique ; sonorité ; Tyrtée ; Kallinos ; Platon ; Cratyle ; Lois


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4. Parménide, Fragments, Poème, précédé de Énoncer le verbe être, Paris, Vrin, 2012 (Présenté par M. Michela Sassi à la septième édition d’ELEATICA, Ascea, 15-18 avril 2012)
S’installant dans la couche linguistique et poétique sous-jacente du discours de Parménide, le commentaire, qui représente l’essentiel de cet ouvrage, est résolument linguistique et laisse donc de côté toutes considérations « métaphysiques », aussi bien purement ontologiques que logico-ontologiques. Poète authentique, directement relié à l’ensemble de la poésie grecque archaïque caractérisée par l’oralité de ses performances, Parménide élabore une unité linguistique très particulière, le verbe être, dont la forme la plus éminemment représentative est ἐστί, « est ». C’est sur lui que repose l’efficacité de la parole kosmologique du poète-savant.